Déjà petite elle savait qu’elle allait se marier avec un prince… languissante, elle brûlait de grandir… Ne pourrait-elle pas avancer à plus grands pas vers l'avenir ... plutôt que de s’en tenir strictement aux règles de la bienséance imposées par ses parents ?
Elle aurait aimé s’habiller en garçonne, courir dans les prés, les bois, comme une lionne ! Elle montait à cheval heureuse de galoper au loin, cheveux au vent, croisant des cerfs libres comme elle, dans l’immense forêt qui bordait le domaine. L’été, dès l’aube, elle nageait voluptueusement dans les ondes verdoyantes du grand lac, inconsciente de sa nudité ; elle se moquait que quelqu’un pût la voir. Quand elle rentrait, cheveux ébouriffés, joues rosies, sa mère lui demandait de veiller à plus de pudeur, d’aller revêtir une tenue décente, de quitter ce pantalon d’homme !
Aujourd’hui, il était là… il avait demandé une audience à ses parents. Sa mère -en joie- lui avait demandé de faire meilleure impression que les fois précédentes et de mettre sa plus belle robe, son avenir en dépendait ! On ne refusait pas un riche parti, imaginez, un prince dans la famille !
Le cœur serré, Ellen entra dans le salon… ils sont tous là à m’attendre, pensa-t-elle, mes
parents, le prince… lorsqu’elle vit un beau jeune homme, grand, raffiné guère
plus âgé qu’elle. Il portait avec élégance un habit de style victorien blanc
valorisant son corps mince ; sa longue chevelure brune nouée en catogan
retombait savamment sur sa chemise. Leurs regards se croisèrent… émotion, temps
suspendu…
Le jeune homme sourit,
ajoutant : — Comme le poète Walter Scott ! Avez-vous lu le roman de madame de Staël...
Il ne finit pas sa phrase car un grattement à la porte du
salon l’interrompit ! des miaulements leur parvinrent. Ellen ouvrit la porte.
— Ô Cookie, mon beau chat ! Viens dans mes bras, chaton adoré.
Elle pressa sa joue contre la fourrure marron ; le chat ronronnait d’aise, ses yeux d’or fixaient l’assemblée. Ellen oublia tout...
Sa mère lui dit alors : — Si tu jouais et chantais pour nous « Delphine,
ce lieder de Franz Schubert ? » Ellen acquiesça.
Walter s’approcha du piano tandis qu’elle entamait la Sonate et que sa voix subjuguait ses hôtes !
Diana Damrau : Franz Schubert, Lied der Delphine
Lorsqu’elle s’arrêta, les applaudissements fusèrent ; le jeune homme s’approcha et lui dit :
« … Qu’un ami digne de ton cœur,
Qu’une belle tendre et sincère,
Aux dons de la fortune ajoutent le bonheur
Loin des bords oubliés de l’île solitaire… »
Ellen le fixa longuement et répondit : "La Dame du Lac" - [Chant du Barde – Chant second, l’île, du poète Scott !]
Elle reprit :
« L’écume jaillit, étincelle,
Et disparaît dans l’aviron ;
En vain l’œil cherche le sillon
Que creusait l’agile nacelle :
Tel est dans le cœur des heureux,
D’un bienfait la trace éphémère.
Cookie avait sauté sur le piano, frottant le velours de ses poils sur les doigts de sa maîtresse, rompant la mélodie !
Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d'agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s'enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,
Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.