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6.2.23

152e devoir de « Lakevio du Goût », lundi 6 janvier 2023



Proposition de M. le Goût des Autres : Mais à quoi diable pensait Mark Keller en peignant cette jeune femme ? Il me vient plein d’idées à regarder cette toile. Mais à vous ? Je me dis que ça devrait commencer par : « Ma tante a dit : t’as perdu ta langue, Anne ? » Et finir sur : « Et elle se trouve renvoyée à la solitude. »


En relisant cette citation d’Annie Ernaux, comme elle je m’interroge, oh, pas sur ma vie mais sur le titre du livre car « ce qu’ils disent ou rien » me ramène au langage silencieux de la contemplation, face à l’une des œuvres de Mark Keller !

J’ai perdu ma langue… et soudain :

 

 Peut-on y laisser ses plumes ?

« Ma tante a dit : t’as perdu ta langue, Anne ? » entendis-je crier…

La belle demoiselle se tient là, indécise, une pelle à la main. Elle est descendue de voiture après avoir ôté et posé son manteau de vison sur le siège passager. Quelle voiture imposante ! on dirait une Buik !
Elle porte une robe de soirée blanche à rayures bleu-rose dont le tissu satin de soie est si fin que je visualise la perfection de son corps svelte. Son visage adorable s’offre à mes yeux. Ses longs cheveux châtains retombent en une cascade bouclée sur ses épaules nues. La petite va prendre froid ! J’entrevois son regard bleu que la crainte semble assaillir.
Quelle tâche ingrate l’attend ? Que peut-elle bien faire seule ici la nuit ? Une effraie hulule, voilà de quoi l’effrayer.

L’obscurité coule sur elle. Des ombres tressaillent dans les arbres, telles des formes lugubres se jetant sur elle. À cette heure tardive -d’habitude- on voit s’arrêter des couples d’amoureux discrets ou d’autres qui viennent "s’égrillarder" et s’en griller une en tenant des propos libidineux.

La belle enfant est maintenant concentrée. Les phares sont restés allumés, éclairant la pénombre, projetant une clarté transparaissant entre ses jambes hautes et minces. L’endroit s’emplit de l’aura émanant d’elle.

La belle demoiselle répète sans cesse :
       —  T’as perdu ta langue, Anna, t’as perdu ta langue, Anna, t’as perdu ta langue…
Que veut-elle dire ?
Elle ajoute :
    — Oui tatie, j’ai perdu ma langue... » …suivent des mots incompréhensibles…

Comment une aussi belle personne peut-elle vouloir perdre sa langue... ? Elle franchit la ligne d’ellébores fétides qui pullulent ici comme du chiendent, je les fuis comme la peste ! Je remarque ses talons embourbés dans une langue de terre. Elle serait mieux dans une salle de bal.

Elle se retourne, lève la tête... m’aurait-elle vu ? Son visage est baigné de larmes maintenant. Elle scrute la pénombre puis la voici qui s’active avec la pelle ! je comprends mieux : elle enlève précautionneusement plusieurs racines de « roses de Noël » ; monte alors une étrange odeur de sucs que je reconnais : « Cette plante est toxique ». Le sait-elle ? que veut-elle en faire ?

Elle gémit :
    — Tantine, pourquoi tu me fais ça ? t’as pas le droit, pas le droit, pas le droit…
Pendant qu’elle débite sa litanie, je m’approche d’elle et je l’entends crier :
    — Et bien, tu l’auras ta tisane tout à l’heure, tu l’auras ta tisane si c’est ce que tu veux !
Le regard rougi, la lèvre tremblante, elle continue :
    — J’aimerais mieux perdre ma langue que te perdre, tatie !

C’est alors qu’elle me voit. Je fais un saut en arrière mais elle me rassure :
    — J’ai peur des charognards et des rôdeurs, mais toi... tu n’as pas l’air méchant, reviens, s’il te plaît, je vais tout t’expliquer ! C’est ma tante, elle est bien malade ; elle m’a demandé de lui préparer des tisanes d’ellébores pour partir plus vite. Je n’ai qu’elle au monde ! j’en boirai moi aussi plutôt que de rester seule !

N’écoutant que mon cœur, j’ai écarté toute racine de sa vue… je ne voyais plus que la belle demoiselle. Dans un soupir, j’ai murmuré ces vers :
… … …
 
« Angoisse qu’aucun mot ne nomme !
Le silence continuait ;
Je demeurais ivre et muet ;
Pas un souffle ne remuait.
Puis, un seul mot, un mot encore,
Fut dit, et ce mot proféré
Fut un mot tout bas murmuré ;
Mais il n’en fut pas moins sonore.
Ce murmure, ce mot : « Lénore ? »
C’était moi qui le murmurais.
… … …         
                [Le Corbeau – Edgar Allan Poe].

La voiture s’éloigne maintenant, la jeune femme pleure autant. Dans l’habitacle, si vous étiez là, vous entendriez : — Oui, tatie, oui ma tatie ! j’attendais un signe du Ciel pour renoncer à notre projet… et voici que ce bel oiseau noir a surgi pour picorer ma cueillette !

Elle ne vit pas, n’entendit pas le petit "corbiau" sur l’arbre perché, croassant des toc-toc-toc et kra-kra-kra… désespérés ; une larme coulait sur son bec ; il contemplait son grand frère -allongé sur le sol- qui ne se réveillait pas.

La belle dame reviendrait-elle demain ? …avant qu’elle ne se trouve renvoyée à la solitude…
[et lui avec]

4 commentaires:

  1. elle a bien choisi sa tenue pour herboriser :-)
    bonne idée, le point de vue du corbeau!

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  2. coucou Adrienne, ce qui est merveilleux, c'est que nous contemplons tous la même toile et que, tout en employant les mêmes mots, consignes... chacun(e) nous offre son Histoire ! Merci à toi !

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  3. Traitement très original de la consigne ! J'ai bien aimé.
    Et belle idée de citer Edgar Poe qui convient bien à l'atmosphère du texte.
    « Et les bords » de la mort ne sont pas loin… (oui je sais le jeu de mots est foireux…)

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  4. Coucou Alain, merci beaucoup ; je viens de visiter le vôtre, bravo ! Citer la mort n'est pas loin de sa nouvelle "Le Masque de la Mort Rouge" à relire ... cela me ramène aussi à Baudelaire ... mais ce soir pas de spleen, juste le plaisir d'avoir lu les un(e)s, les autres... Bonne soirée, à bientôt !

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